Nous serions dotés de sensibilité – peut-être même de plusieurs sensibilités.
J’aurais envie d’en distinguer deux.
La première serait celle de tout le monde – en résonance avec le collectif. Ce que nous désignerions par beauté au sens implicite. Nous sommes tous, à quelques tatillons près, fanatiques de Van Gogh et des couchers de soleil. Nous aimons – pour ne citer que les célébrités populaires – les Beatles, les bouquets de fleurs et les films de Scorsese. Il s’agit de cet alliage de codes, symboles, harmonies et correspondances. Nous y sommes sensibles, bien souvent sans tout à fait savoir pourquoi.
La seconde sensibilité serait plus individuelle. Pour d’obscures raisons liées à votre passé, votre vibration propre et vos habitudes, vous nourrissez peut-être une passion pour les sauterelles, un attrait pour les camions-benne ou quelque penchant pour le chou Romanesco. Sensibilité fluctuante et mystérieuse, propre aux obsessions les plus intimes.
Le moment artistique serait celui d’une rencontre entre ces deux sensibilités. Celui durant lequel on devient conscient de participer au jeu artistique, que ce soit en tant que spectateur ou en tant qu’acteur. Ce tableau de Bacon m’émeut, sans doute pour des raisons que je partage avec d’autres (balance des couleurs, traitement des matières, harmonies des formes, style pictural, courant), mais aussi parce que j’y retrouve un drôle de malaise, une solitude intarissable qui ferait écho à la mienne. J’y vois des correspondances de formes, des rappels à l’oreille, au moins deux profils supplémentaires. Il me semble que l’artiste a voulu représenter la part multiple de son identité. Peut-être. Et bien d’autres choses. Sans doute.
La sensibilité individuelle serait donc moins automatique, moins évidente. Elle nécessiterait un engagement dans l’oeuvre, un choix personnel. Aller chercher, en soi, ce lien particulier qui pourrait me connecter à ce tableau. Cela nécessite d’avoir confiance en son jugement esthétique, d’avoir l’aplomb nécessaire pour projeter sa propre interprétation dans l’oeuvre. Elle serait cette puce à l’oreille, celle qui nous pousserait à mobiliser nos connaissances historiques ou esthétiques. Et c’est à ce moment-là qu’interviendrait la partie collective de notre sensibilité. On goûte alors le plaisir de l’enquêteur qui voit ses soupçons confirmés par de menus indices intentionnellement disséminés. Enfin, c’est précisément cette démarche qui nous fera valider (ou non) de grandes institutions telles que Kandinsky ou Tatline. Nous ne les aimons plus par simple plaisir, par habitude ou par conformisme, mais parce que nous avons désormais formé ce lien spécial avec eux. Et je reste personnellement très peu convaincue par Dali.

L’art contemporain serait alors la profession de foi d’une sensibilité purement et uniquement individuelle. Une célébration – en cela – de l’individu. Je n’aime pas cette oeuvre parce qu’elle est belle, mais parce que je choisis de l’aimer. Parce que j’y retrouve un florilège de sensations propres à moi seul-e. Je pourrais disserter des heures sur une exposition de vide. M’extasier sur un néon bien monté. Et ne pas me soucier une seule seconde de savoir si réellement l’artiste a souhaité que je le sente à cet endroit-là. Ne pas me soucier de savoir si d’autres l’ont senti. Je serais bien incapable de trouver, dans l’oeuvre, la moindre confirmation de cette intuition. Peu importe, d’ailleurs, puisque c’est mon regard qui fait l’oeuvre.
Alors il y a deux conséquences. Toutes deux découlent du sous-entendu induit par l’officialisation de l’art contemporain. La première concerne le rôle de l’artiste. L’art contemporain – officiel, donc – nie tout simplement la nécessité de faire écho à la sensibilité collective. En faisant ça, c’est comme s’il niait l’existence même de cette sensibilité collective. La fonction de l’art, s’il en est une, ne serait autre que celle de célébrer l’engagement individuel du spectateur devant l’oeuvre. L’art n’aurait plus pour seule fonction esthétique que celle de susciter l’expression de volontés isolées. Peu importent les codes culturels, les déterminants contextuels ou l’harmonie. Implicitement, cela revient à dire que l’artiste ne fait rien de plus qu’exprimer une sensibilité individuelle à laquelle des spectateurs sont invités, s’ils le veulent, à agglutiner leur propre sensibilité individuelle. Toutes, déconnectées les unes des autres. L’artiste devient donc ce gentil rêveur auto-centré, ce marginal complexé dont le seul but serait de faire jaillir un condensé de sa psychanalyse ratée. A vous d’y projeter vos propres congestions nombrilistes. Une fois de plus, on pourrait objecter que cet art-là n’engage que ceux qui veulent bien y croire. Seulement, l’artiste étant de chair et d’os comme je me permets de vous imaginer, il y a fort à parier qu’il désire un peu manger. L’opinion publique ayant désormais cette bien faible estime de l’artiste et, finalement, de la nécessité artistique, il était bien naturel que subventions se fanent et que périsse l’enseignement des techniques artistiques. Prenons un moment pour songer aux situations désespérantes des intermittents, à la succion des budgets culturels et à la récupération industrielle de tout ce qui pouvait – de près ou de loin – s’apparenter à de l’art. Enfin, ayons une pensée pour ces classes de collège en hibernation devant des rétroprojecteurs à la Dada, soucieux de trouver une explication à la sculpture de chewing-gum qu’ils viennent de construire.
La seconde conséquence, eh bien c’est celle – puisque la sensibilité collective existe pourtant – de la laisser en pâture. Sensibilités sauvages, vulnérables et désarmées trouvent leurs maîtres. Où vont-elles donc s’accrocher, puisque l’art n’est plus sensé les refléter ? Eh bien, partout. Pour reprendre les mots de Bernard Stiegler, nous n’avons jamais été dans une époque aussi esthétisée que la nôtre.
Partout des images, du design, partout des mots-slogans, des accroches, des codes, des sigles, des marques. Cet éventail de repères culturels et de techniques a désormais trouvé son efficacité. Il s’attache à nous vendre des comportements de consommation. L’emblème de ce mécanisme est celui du cow-boy fumant sa gitane. Films, affiches, expressions linguistiques et jingles ont récupéré tous les créneaux de notre sensibilité culturelle. Par identification, par immersion, par habitude et par inadvertance, nous absorbons ces micro-vecteurs émotionnels. Nous sommes environnés par les cadavres de l’art – coquilles vidées de leur souffle et instrumentalisées par l’impérieuse nécessité de vendre.